Les Demoiselles d’Avignon

Je souhaitais faire un petit retour sur un tableau cubiste que j'adore, les demoiselles d'Avignon.

Picasso, le peintre le plus considérable de la première moitié du XXe siècle, à l’origine du Cubisme, celui dont le nom même est devenu synonyme des « excès » de l’art moderne. Réalisant son premier tableau à huit ans, il se passionne uniquement, dans son enfance, pour l’apprentissage des techniques artistiques. Côtoyant l’avant-garde à Barcelone, il effectue, de 1900 à 1904, quatre voyages à Paris, exposant dès 1901 chez Vollard.

Il passe rapidement de Velázquez à Lautrec, et entre dans une « période bleue », où des figures solitaires réunissent réalisme et portée symbolique.

À l’automne 1904, Picasso s’installe au Bateau-Lavoir, à Montmartre, qui devient rapidement un lieu mythique. Malgré les difficultés matérielles, il aborde la sérénité de sa « période rose », riche en portraits d’enfants, grâce à l’équilibre garanti par sa compagne Fernande Olivier et par son entourage, essentiellement constitué de poètes (Max Jacob, André Salmon, Apollinaire).

Ses premiers collectionneurs se manifestent, parmi lesquels Gertrud Stein, dont il réalise un portrait où le visage se réduit à un masque anguleux. Il s’intéresse alors à Cézanne et à la sculpture ibérique.

 

Portrait de Gertrud Stein peint par Pablo Picasso
Les Demoiselles d'Avignon, un tableau de Picasso

Les scandaleuses Demoiselles d'Avignon, 1906-1907.

Cette toile imposante, l’une des plus scandaleuses du siècle – tant pour les contemporains qui la découvrent horrifiés dans l’atelier de Picasso que pour les générations ultérieures qui ont essayé d’en analyser la violence – constitue un véritable point de départ pour l’art moderne : pour la première fois de manière aussi radicale, la peinture rompt avec le réel tel que nous le percevons ordinairement. Les audaces fauves d’un Derain ou d’un Matisse sont renvoyées au rang de simples escarmouches. À La Joie de vivre du premier, et à sa vision idyllique et idéaliste de l’existence, Picasso oppose ici le dévoilement cru de la réalité moderne : la vie est un bordel, et la peinture ne peut être autre chose.

Avant de réaliser ce qu’il nommait « Le Bordel d’Avignon » (le titre officiel, moins choquant, est dû à Salmon), Picasso lui consacre, en neuf mois de travail (fin 1906-juillet 1907), des centaines de dessins et d’esquisses.

Préoccupé par la quête d’un « primitivisme » critique à l’égard des valeurs dominantes, il fait converger de multiples sources dans son travail.

Au Salon d’automne de 1906, il est frappé par la stature imposante des Tahitiennes de Gauguin, alors même que, au cours de l’été précédent, il a réalisé des parodies partielles du Bain turc d’Ingres, pour casser toute Idéalisation des formes.

Son projet est alors de peindre des femmes au bain en les situant dans un bordel, puisque, dira-t-il plus tard, « c’est là qu’aujourd’hui il y a vraiment des femmes nues ».

Marqué par la sculpture ibérique qu’il a récemment découverte, il privilégie les formes arrondies, et ses premières esquisses mettent en place une présentation de prostituées à deux clients potentiels.

En mars 1907, Picasso réalise une version sur toile avec sept figures, mais il constate aux Indépendants que Matisse et Derain vont encore plus loin que lui dans l’agressivité primitiviste, qui simplifie et tord les formes ; avec les demoiselles d’Avignon, il supprime les personnages masculins et choisit une solution radicale : c’est au spectateur que les prostituées se présentent désormais, et c’est ce même spectateur qui est invité à pénétrer dans le champ de la peinture, tandis que les corps sont rendus en volumes anguleux, comme à coups de hache, et qu’ils subissent des traitements picturaux hétérogènes.

Si les deux femmes de face ont des postures encore classiques avec leurs bras levés, les trois autres figures déclinent de multiples transgressions : figure assombrie à gauche, avec un œil de face sur un profil, visages transformés en masques pour les deux femmes de droite, avec un traitement par stries expérimenté depuis peu, peut-être sous l’influence de masques africains.

La femme assise est saisie de dos, mais nous montre son visage, et ses membres paraissent se fondre dans l’espace. Cet espace est globalement traité en diverses zones chromatiques, tandis que des plans géométrisés y contredisent le badigeon où s’inscrivent les deux figures centrales.

En bas de la toile, la nature morte propose le seul élément obéissant à quelque vraisemblance, et fournit une sorte de point fixe autour duquel tout bascule.

Les Demoiselles d’Avignon est une machinerie qui, en additionnant des éléments contradictoires, défie toute vision harmonieuse.

Ce qui s’y affirme, c’est que désormais, le regard sera formé par le travail de l’artiste peintre, et que l’époque est révolue d’une peinture obéissant encore, si peu que ce soit, aux habitudes de la vision commune.

Partagez cet article:
Facebook
Twitter
Pinterest
WhatsApp
LinkedIn